Géronimots XXI

jeudi 8 janvier 2015

J +1



                                                 

C'est anonymement, et sous un faux nom d'éditeur, que paraissent en 1721 les très hardies Lettres persanes. L'extériorité des deux supposés voyageurs venus d'Ispahan, ne rend que plus aigu, pour tout dire plus perçant, le regard qu'ils jettent sur Paris, la France, ses moeurs, sa monarchie, sa religion (le pape est "une vieille idole qu'on encense par habitude"), tandis que s'opère l'autre distanciation, par rapport au pays natal, dont s'autorise un procès en règle de l'Orient : la sujétion des femmes, la tyrannie politique, les rigidités de l'islam. La modernité - hic et nunc menacée et mortellement attaquée -  entre en scène dans cette lettre vieille de trois siècles et toujours jeune, qui en quelques lignes se moque du et des ritualismes religieux, leur opposant une morale universaliste, fondée sur une croyance sans rites, ni dogmes, ni clercs, ni Églises : utopie "déiste" des Lumières, évidemment, à supposer que ce Dieu-là, prétendument invoqué ici par un personnage ("un homme") que n'enclôt aucune identité locale, ne soit pas le paravent momentané d'un agnosticisme qui bientôt, avec Diderot  - sans parler un peu plus tard de Sade! -, abordera enfin les rives, fussent-elles désenchantées, de l'athéïsme. 



Montesquieu Lettres persanes  (1721) lettre XLVI (extrait)

Usbek à Rhédi



Un homme faisait tous les jours à Dieu cette prière : "Seigneur, je n'entends rien dans les disputes que l'on fait sans cesse à votre sujet. Je voudrais vous servir selon votre volonté ; mais chaque homme que je consulte veut que je vous serve à la sienne. Lorsque je veux vous faire ma prière, je ne sais en quelle langue je dois vous parler. Je ne sais pas non plus en quelle posture je dois me mettre : l'un dit que je dois vous prier debout ; l'autre veut que je sois assis ; l'autre exige que mon corps porte sur mes genoux. Ce n'est pas tout : il y en a qui prétendent que je dois me laver tous les matins avec de l'eau froide ; d'autres soutiennent que vous me regarderez avec horreur si je ne me fais pas couper un petit morceau de chair. Il m'arriva l'autre jour de manger un lapin dans un caravansérail. Trois hommes qui étaient auprès de là me firent trembler : ils me soutinrent tous trois que je vous avais grièvement offensé ; l'un, parce que cet animal était immonde ; l'autre, parce qu'il était étouffé ; l'autre enfin, parce qu'il n'était pas poisson. Un brachmane qui passait par là, et que je pris pour juge, me dit : " Ils ont tort : car apparemment vous n'avez pas tué vous-même cet animal. - Si fait, lui dis-je. - Ah ! vous avez commis une action abominable, et que Dieu ne vous pardonnera jamais, me dit-il d'une voix sévère. Que savez-vous si l'âme de votre père n'était pas passée dans cette bête ? " Toutes ces choses, Seigneur, me jettent dans un embarras inconcevable : je ne puis remuer la tête que je ne sois menacé de vous offenser ; cependant je voudrais vous plaire et employer à cela la vie que je tiens de vous. Je ne sais si je me trompe ; mais je crois que le meilleur moyen pour y parvenir est de vivre en bon citoyen dans la société où vous m'avez fait naître, et en bon père dans la famille que vous m'avez donnée."