(Addenda aux 69 additifs de Proustissimots, éditions Champ Vallon, 2013)
DÉCALCOMAMIE : Procédé
permettant de reproduire une aïeule.
A la seule pensée de la mort inévitable
de ma grand-mère, j’étais tout près de m’évanouir. Je me disais que sans elle
je ne pourrais pas vivre, même les jeunes filles de la petite bande ne me
seraient de rien si elle n’était plus. J’aurais volontiers troqué toute ma
vaine culture littéraire contre un solide bagage d’ingénieur pour inventer un procédé vraiment bluffant de décalcomamie,
et fabriquer la machine révolutionnaire qui me restituerait ma grand-mère grandeur nature, et qui
plus est en trois dimensions ! Il ne lui manquerait que la parole,
mais à force de travail je réussirais à produire le prodige d’une
grand-mère parlante, quitte à devoir me contenter, issue des
montages complexes de son gosier de métal, d’une voix tant soit peu mécanique où sans doute aurais-je du mal à
reconnaître le précieux timbre grand-maternel ; bientôt, même, mes tympans comme
agressés et blessés par ces sonorités éraillées, je me résoudrais à presser le bouton pour mettre sur « off » la pauvre vieille ... Mais, insupporté par son silence, je me la remettrais en action, et ce serait le
même débit monocorde, la même phonation rêche, que j’interromprais, avant
de lui rendre de nouveau la parole, comme dans l'espoir d'une
amélioration, passée la période de rodage : mais non, c’est toujours
pareil, ce sera toujours pareil jusqu’au jour où, n’en pouvant plus de ce
supplice auditif, sans pour autant tolérer ses silences, me ruant sur les
noirs jupons, qui recouvrent ce corps malheureusement peu humain, je
l’arracherais à sa chaise pour — j’ai peine à le dire — la balancer
par la fenêtre, et quelques étages plus bas elle irait se fracasser sur le ciment, bon débarras ! J’en rirais presque avant de sombrer dans le spleen, luttant désormais contre
la tentation déraisonnable de me défenestrer, pour me punir et plus encore
pour rejoindre au terme de ma chute une grand-mère
qui n’est plus que débris, mal contenus par les lambeaux de ses noirs jupons,
et le sang qui s’épanche de mon corps sans vie se mêle à l’huile visqueuse
fuyant de ses rouages.