Géronimots XXI

jeudi 13 février 2020

DÉCALCOMAMIE


(Addenda aux 69 additifs de Proustissimots, éditions Champ Vallon, 2013)
 DÉCALCOMAMIE : Procédé permettant de reproduire une aïeule.

    A la seule pensée de la mort inévitable de ma grand-mère, j’étais tout près de m’évanouir. Je me disais que sans elle je ne pourrais pas vivre, même les jeunes filles de la petite bande ne me seraient de rien si elle n’était plus. J’aurais volontiers troqué toute ma vaine culture littéraire contre un solide bagage d’ingénieur pour  inventer un procédé vraiment bluffant de décalcomamie, et fabriquer la machine révolutionnaire qui me restituerait ma grand-mère grandeur nature, et qui plus est en trois dimensions ! Il ne lui manquerait que la parole, mais à force de travail je réussirais à produire le prodige d’une grand-mère parlante, quitte à devoir me contenter, issue des montages complexes de son gosier de métal, d’une voix tant soit peu mécanique où sans doute aurais-je du mal à reconnaître le précieux timbre grand-maternel ; bientôt, même, mes tympans comme agressés et blessés par ces sonorités éraillées, je me résoudrais à presser le bouton pour mettre sur « off » la pauvre vieille ... Mais, insupporté par son silence, je me la remettrais en action, et ce serait le même débit monocorde, la même phonation rêche, que j’interromprais, avant de lui rendre de nouveau la parole, comme dans l'espoir d'une amélioration, passée la période de rodage : mais non, c’est toujours pareil, ce sera toujours pareil jusqu’au jour où, n’en pouvant plus de ce supplice auditif, sans pour autant tolérer  ses silences, me ruant sur les noirs jupons, qui recouvrent ce corps malheureusement peu humain, je l’arracherais à sa chaise pour — j’ai peine à le dire — la balancer par la fenêtre, et quelques étages plus bas elle irait se fracasser sur le ciment, bon débarras ! J’en rirais presque avant de sombrer dans le spleen, luttant désormais contre la tentation déraisonnable de me défenestrer, pour me punir et plus encore pour rejoindre au terme de ma chute une grand-mère qui n’est plus que débris, mal contenus par les lambeaux de ses noirs jupons, et le sang qui s’épanche de mon corps sans vie se mêle à l’huile visqueuse fuyant de ses rouages.