Géronimots XXI

samedi 27 décembre 2014

LA SÉANCE


Nombre de nos lecteurs auront à coup sûr déjà identifié, sur ce  document unique enfin extrait des archives de l'Université de Harvard, laquelle l'avait acheté à prix d'or à un collectionneur qatari, le célèbre cabinet du regretté docteur Lacan, conservé en l’état et dont le précieux divan est d’autant plus la pièce majeure qu’il règne sans partage en ce lieu sobre et même nu, latéralement éclairé par la lumière du jour. Ne manque que le fauteuil où trônait le Maître du temps qu’il laissait venir à lui la foule de ses patients pour ces fameuses séances de, tout au plus, deux à trois minutes. Certains, et non des moindres, de ces  anciens du 5 rue de Lille, la prestigieuse adresse où officiait le Maître, nous ont même évoqué de si fulgurantes séances qu’à peine allongés ils se retrouvaient debout, non que le Maître, sommeillant au creux de son fauteuil sombre, le leur eût expressément intimé, mais sans doute était-ce son divan, à nul autre pareil, qui avait cette vertu d’instantanéité, d’autant plus utile que dans le couloir donnant sur le cabinet il n’était pas rare que dussent stationner, debout, à la queue le leu, des dizaines et des dizaines de patients, qui savaient qu’ils auraient à se ruer et pour ainsi dire à plonger sur le divan de sorte à s’y recevoir sur le dos, avec suffisamment de vivacité pour obtenir de la réaction mécanique des vieux ressorts, de plus en plus fatigués, l’adjuvant nécessaire à leur rebond immédiat et à leur retour à la verticale, préludant à leur sortie elle-même concomitante à l’entrée en lice, en principe non moins prompte, plongeante et retournante, du patient suivant. Le Maître, ajoutent-ils, prisait fort la bonne effectuation de cette gymnastique sui generis, objet d’un entraînement assidu des patients, chez eux, entre deux séances, pour s’éviter la honte de la rater, et l’éviction peut-être définitive qui s'ensuivrait, quand au contraire l’on était  à peu près sûr qu’une bonne séquence, synonyme d’une bonne séance : Propulsion-Plongeon-Retournement-Réception-Rebond (codifiée dans la formule cabalistique "PP3R") vous vaudrait, non pas l’acquiescement enthousiaste du Maître, mais ne fût-ce qu'un vague hochement de tête, ou du moins un battement de paupières, un reniflement, un raclement de gorge, bref, tout ce par quoi, si faiblement que ce fût, il se serait extrait un instant de sa léthargie. Certes, nous avouent non sans fierté quelques uns de ces vétérans encore en vie, la réitération quotidienne ou quasi-quotidienne, parfois pluri-quotidienne, de la PP3R durant un nombre d’années indéterminé voire incalculable, ne pouvait se faire sans séquelles, et le fait est que dans tout Saint-Germain-des-Prés et au-delà, jusqu’au boulevard du Montparnasse, on reconnaissait les anciens du 5 rue de Lille à un je ne sais quoi dans la démarche, comme si, même déjà âgés, usés comme les ressorts du divan du 5, ils avaient à faire effort pour réfréner en leur vénérable carcasse le réveil inopinée d’une PP3R latente, sans toujours y parvenir, et la chronique du VIème arrondissement a gardé la mémoire de tel ou tel septuagénaire ou octogénaire semblant soudain s’envoler, tel un personnage de Chagall, rue de Seine, de Buci ou de l’Ancienne Comédie, juste avant de se retrouver gisant sur le pavé puis sur le brancard qui le conduit aux urgences où ne l’aura mené que celle, irrépressible, de reproduire hic et nunc la  glorieuse séquence du 5 rue de Lille.