Nombre de nos
lecteurs auront à coup sûr déjà identifié, sur ce document unique enfin extrait des archives de l'Université de Harvard, laquelle l'avait acheté à prix d'or à un collectionneur qatari, le célèbre cabinet du regretté docteur Lacan, conservé en l’état et dont le précieux divan est d’autant plus la pièce
majeure qu’il règne sans partage en ce lieu sobre et même nu, latéralement
éclairé par la lumière du jour. Ne manque que le fauteuil où trônait le Maître
du temps qu’il laissait venir à lui la foule de ses patients pour ces fameuses
séances de, tout au plus, deux à trois minutes. Certains, et non des moindres,
de ces anciens du 5 rue de Lille, la prestigieuse adresse où officiait le Maître, nous ont même évoqué de si fulgurantes séances qu’à peine allongés
ils se retrouvaient debout, non que le Maître, sommeillant au creux de son
fauteuil sombre, le leur eût expressément intimé, mais sans doute était-ce son
divan, à nul autre pareil, qui avait cette vertu d’instantanéité,
d’autant plus utile que dans le couloir donnant sur le
cabinet il n’était pas rare que dussent stationner, debout, à la queue le leu, des dizaines et des dizaines de patients, qui savaient qu’ils auraient à se ruer et pour ainsi dire à plonger sur le
divan de sorte à s’y recevoir sur le dos, avec suffisamment de vivacité pour obtenir de la réaction mécanique des vieux ressorts, de plus en plus fatigués,
l’adjuvant nécessaire à leur rebond immédiat et à leur retour à la
verticale, préludant à leur sortie elle-même concomitante à l’entrée en lice, en
principe non moins prompte, plongeante et retournante, du patient suivant. Le
Maître, ajoutent-ils, prisait fort la bonne effectuation de cette gymnastique sui generis, objet d’un entraînement assidu des patients, chez eux, entre
deux séances, pour s’éviter la honte de la rater, et l’éviction peut-être
définitive qui s'ensuivrait, quand au contraire l’on était à peu près sûr qu’une bonne séquence, synonyme d’une bonne séance : Propulsion-Plongeon-Retournement-Réception-Rebond
(codifiée dans la formule cabalistique "PP3R") vous
vaudrait, non pas l’acquiescement enthousiaste du Maître, mais ne fût-ce qu'un vague hochement de tête, ou du moins un battement de paupières, un reniflement, un raclement de gorge, bref, tout ce par quoi, si faiblement
que ce fût, il se serait extrait un instant de sa léthargie. Certes, nous avouent non sans fierté quelques
uns de ces vétérans encore en vie, la réitération quotidienne ou
quasi-quotidienne, parfois pluri-quotidienne, de la PP3R durant un nombre
d’années indéterminé voire incalculable, ne pouvait se faire sans séquelles, et le fait est que dans tout Saint-Germain-des-Prés et au-delà, jusqu’au boulevard du Montparnasse, on reconnaissait les anciens du
5 rue de Lille à un je ne sais quoi dans la démarche, comme si, même déjà
âgés, usés comme les ressorts du divan du 5, ils avaient à faire effort pour
réfréner en leur vénérable carcasse le réveil inopinée d’une PP3R latente, sans toujours
y parvenir, et la chronique du VIème arrondissement a gardé la mémoire de tel ou tel septuagénaire ou octogénaire semblant soudain s’envoler, tel un personnage de
Chagall, rue de Seine, de Buci ou de l’Ancienne Comédie, juste avant de se
retrouver gisant sur le pavé puis sur le brancard qui le conduit aux urgences
où ne l’aura mené que celle, irrépressible, de reproduire hic et nunc la
glorieuse séquence du 5 rue de Lille.
samedi 27 décembre 2014
LA SÉANCE
Libellés :
Lacan
Jacques Géraud est (s'efforce d'être) écrivain. Après des études austères (hypokhâgne, khâgne, bagne, ENS de Saint-Cloud, agrégation de lettres modernes), il a jusqu'à sa retraite enseigné en lycée dans la banlieue parisienne. Il vit à Lyon. Il a publié une dizaine de livres atypiques chez P.O.L, aux PUF, chez JBZ/Hugo&Cie, à l'Arbre Vengeur, aux éditions Champ Vallon.Conférencier des Alliances Françaises en 2009 aux États-Unis et au Canada. Il a été chroniqueur sur le Huffington Post (Culture), et sur ventscontraires.net (revue collaborative du Théâtre du Rond-Point) .