LE
TEMPS RETROUÉ
Un certain Marcel, jeune homme de
bonne bourgeoisie, rentré un peu déprimé et affamé à la maison, sa très aimante
maman lui propose de s’attabler pour un en-cas, et elle lui apporte un gros morceau
de gruyère. Marcel se rue sur le gruyère, le prend à pleines mains, le porte à
sa bouche, et il éprouve alors un plaisir formidable et mystérieux ; bouchée
après bouchée il en vient à comprendre qu’il est en train de revivre un épisode
de son enfance, quand sa tante, le dimanche matin, au village où il était en
vacances, avait coutume de le convier à mordre dans le roboratif morceau de
gruyère qu’elle se faisait porter au petit-déj dans sa chambre de malade. Et à
partir de là, comme par miracle le bon jeune homme voit lui réapparaître toutes
les pièces de la demeure avunculaire, les rues du village, le clocher, les
boutiques, et il en éprouve une joie sans pareille avant de s’aviser que toutes
ces images du temps passé, si vivantes soient-elles, n’en sont pas moins incomplètes,
lacunaires, car il manque des maisons dans les rues, les murs ont des
anfractuosités, les gens ont le visage grêlé, comme s’ils avaient eu la
variole, quelquefois on voit même à travers leurs corps, que l’on dirait perforés
par des projectiles de gros calibres … Alors le pauvre Marcel comprend que tout
ce passé qui lui revient, qu’il revit, qu’il avait cru ressuscité tout entier,
sera toujours marqué d’innombrables trous comme le gruyère, qu’il recrache et
qu’il vomit, dégoûté, dans son assiette, sur la table, sur le tapis, sous les
yeux hagards de sa maman tout en pleurs.