(Irlande, mai 1969) |
Ce couple de retraités, aux tailles si dissemblables, a-t-il été choisi par un magazine de "conso" pour tester deux modèle de cannes? Toujours est-il que nous les voyons, monsieur et madame, arpenter de conserve une grève déserte, désolée, dénuée d'aucun attrait touristique, tout juste ponctuée d'une sèche et rase végétation. Mais la tenue oblique de sa canne, dans la main de la bonne dame, à l'allure très décidée, la tête caché sous son chapeau informe, est si peu orthodoxe qu'elle en a quelque chose d'inquiétant ... Plutôt qu'une canne dont étayer précautionneusement sa locomotion, ne dirait-on pas que, dénaturant cet ustensile, elle eût commencé d'y voir une manière de ... matraque, de "bidule", de casse-tête, peut-être en souvenir de certains événements, encore tout frais dans sa mémoire, survenus un certain mois de mai? Nous aimerions croire que se retournant sans préavis elle ne s'apprête pas à la lever, ou tenter de la lever, vu son faible gabarit, sur le grand bonhomme qui, absorbé ou absent, marche derrière elle, dans l'idée folle de lui porter un coup fatal, avant que d'abandonner son grand corps sur la grève sauvage, déserte, où pourvu que nul fâcheux ne vienne déranger son repos il devrait finir par accéder à la condition de squelette, mais d'une telle dimension - comme si, pour le consoler de sa réduction à cet état osseux, il lui eût été donné de croître allègrement? - qu'un jour lointain, un marcheur égaré le découvrant, il ne pourra que tomber en arrêt, perplexe, devant la démesure extravagante de ces ossements, et tourner lentement autour du plus gigantesque squelette, peut-être, qui fût jamais, après avoir machinalement ramassé la vieille canne, blanchie par les ans et les intempéries, telle un os surnuméraire, qui serait le sceptre d'un ancien pouvoir, et puis las d'un mystère qui passe son entendement nous verrons notre marcheur tourner les talons, et s'en aller en s'appuyant sur cette canne ou ce bâton qu'il tient fermement dans sa main.