Deux critiques, mai et juillet 2015, Photoroman et Proustissimots, sur le site volkovitch.com,
le
blog mensuel, dédaléen et polymorphe, de Michel Volkovitch (littérature, traduction, cinéma,
musique, marathon, vélo, humour, « Pubs maison », « Andouille du
mois » et autres spécialités), écrivain, blogueur et traducteur de
littérature grecque contemporaine.
Dans les Brèves
de mai 2015, Photoroman en 47 légendes (2015) Éditions Champ Vallon
Leskov, Balzac, Lawrence, Voronca, parfait... Mais les jeunes ?
Ils vont
bien, merci. Témoin Jacques Géraud. Je le connus autrefois, nous étudiâmes
ensemble et je me réjouis fort de le retrouver en grande forme. Jeune ? Sinon
par les années, du moins par l'esprit, qu'il a mauvais au bon sens du terme,
déployant dans ses récents écrits la verve d'un ado surdoué, ricaneur,
déchaîné.
Ça s'appelle
Photoroman en 47 légendes et c'est publié par l'excellent Champ Vallon.
Règle du jeu : une image, de préférence une photo ancienne, insolite ou kitsch
ou les deux, est suivie sur une page ou deux d'une description qui la détourne
en se vautrant dans l'irrespect et la salacité. Géraud a ses têtes : Jésus et
sa maman, la grande sartreuse et son Paulo, Barthes, Duras, Faulkner, dont il
se paie la fiole avec une allégresse contagieuse. C'est non seulement d'une
drôlerie féroce, mais fort bien écrit, l'auteur allongeant sa phrase comme le
séducteur sa proie, avec une volupté, une dextérité consommées, ajoutant au
simple comique, de par cette prolifération verbale excessive, inquiétante, une
étrangeté vaguement vertigineuse.
Jeu de
massacre méchant et gratuit ? Que non ! Si ce pauvre Jésus en prend ici plein
les gencives, les victimes littéraires de notre trublion sont moins assassinées
que joliment assaisonnées ; rigoler d'eux ici n'empêche nullement de les lire
et relire avec vénération. Et si j'imagine mal Géraud faisant retraite chez les
trappistes, ses écrits me semblent faire œuvre salubre, et même hautement
morale, en nous armant contre les excès du respect et de la bienséance. Dilater
la rate, en principe, élargit le cerveau.
L'impertinent consacra naguère à Proust, dans un esprit
similaire, trois livres dont un succulent Proustissimots dont je
parlerai ici prochainement. Il poursuit l'exercice de la photo détournée sur un
blog marrantissime, geronimots.blogspot.com, où il exhibe une collection de
mots-valises qui en fait l'un des ténors du genre.
Un vent de
folie, décidément, souffle sur mes dernières lectures.
Jacques
Géraud s'était déjà fait remarquer dans les Brèves de mai avec son savoureux Photoroman.
On le retrouve aujourd'hui avec Proustissimots, 69 additifs à la Recherche
du temps perdu. Règle du jeu : un titre en forme de mot-valise, suivi de sa
définition et illustré par un bref pastiche proustien. Exemple :
AMNÉSISTE Enclin à chuter dans les trous de mémoire
Depuis ma
rencontre fortuite, à Balbeach, avec le docteur Alzheimer, je ne faisais plus
que tituber sur la digue, en proie à la vague sensation que d'un instant à
l'autre j'allais tomber dans un grand trou tout au fond duquel j'aurais au
moins l'avantage, dans cette sérénité abyssale, d'oublier tout, à commencer par ce je ne sais quel Temps prétendument perdu dont je pourrais, enfin, dès lors que
bel et bien amnésiste, me tamponner le coquillard, en espérant que
tranquillement blotti dans ces profondeurs où j'aurais chu, loin des futilités
et vanités du monde, je n'aurais pas à voir descendre sur les flancs de mon
grand trou, s'aidant de cordes et d'alpenstocks, ma grand-mère et maman et
peut-être, qui pis est, multipliées à autant d'exemplaires que de moments du
Temps où j'avais eu à les connaître, même si tout me laissait déjà accroire
que, ouf, je ne les reconnaîtrais plus.
Géraud avait
déjà deux fois (dans Proustites chez P.O.L et Petits proustillants
chez PUF) infligé les derniers outrages à l'infortuné Marcel. La vénération
quasi universelle qui entoure ce dernier a certainement de quoi exciter la
verve d'un maître en irrespect, mais la vraie raison de cet acharnement est
sans doute ailleurs, dans la dimension monstrueuse de l'œuvre proustienne, avec
ses phrases géantes, son allongement infini. Les scènes imaginées par Géraud,
très variées par ailleurs, reproduisent jusqu'à l'obsession la même figure :
l'accumulation, la prolifération, la progression d'une phrase à rallonges vers
un cataclysme final. Et de ce qui pourrait passer à première vue pour un
aimable divertissement littéraire, une farce égrillarde, poilante et bon
enfant, dont l'auteur s'adjuge au passage, avec clitorisque, dilsexy,
loverdose, lupanard, mamyfestation, nanamorphose, onomatopless, propagandhiste,
stupréfaction et quelques autres, le titre convoité de champion de France
du lancer de mots-valises, se dégage insensiblement, à force de démesure dans
l'écriture, d'exubérance folle et d'étrangeté dans l'imaginaire, un mélange
détonant de malaise et d'euphorie porteur d'une poésie d'autant plus séduisante
qu'imprévue.