Un article de Jean-Claude Perrier dans Livres Hebdo
Boîte à malices
C'est un peu comme ces boîtes à gâteaux en fer où les enfants conservaient les images qui leur tombaient sous la main. Comme s'il se lançait à la recherche de ce temps perdu, le proustologue Jacques Géraud a ouvert sa boîte à malices personnelle. La collection Géraud comprend 47 documents, photographies, portraits d'hommes célèbres ou reproductions de tableaux, surtout des détails signifiants. Chacun, soigneusement détourné de sa signification d'origine — ainsi, un célèbre cliché de Kafka songeur coiffé d'un chapeau melon transformé en l'histoire d'un essayeur de chapeaux trop petits pour sa tête —, constitue le prétexte pour l'auteur à inventer une microfiction, surréalisante, voire carrément loufoque. Deux thématiques majeures se dégagent de cette entreprise réjouissante : les scènes religieuses montrant le Christ portant sa croix — le voici décrit en surfeur tandis que son illustre Père joue au bilboquet, faisant couler le vin à flots, ou encore en constructeur d'un bungalow suisse en kit ; et les femmes dévêtues : renversée sur une table de repassage, s'exhibant (en imperméable) à deux vieux messieurs dans un jardin public, ou encore, carrément nues devant un corner nude stand. On imagine l'émoi du seul gars présent dans les parages et celui de l'auteur, qui achève son livre sur une évocation du septième ciel. Il y a, parfois, sous la plume de Géraud, des envolées métaphysiques, comme pour sortir de ce labyrinthe de mots où sa phrase, proustienne, « méandrine », dit-il, nous entraîne.
Irrévérencieux mais jamais blasphémateur, drôle et érudit, Jacques Géraud se moque aussi au passage de quelques vaches littéraires sacrées : Kafka, on l'a vu, son cher Proust, Hugo, Sartre devenu un clone de E.T. à qui une houri pompe toute l'énergie vitale, ou encore Duras en manteau typographique, un régal.
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Un article sur l'Alamblog, le blog d'Éric Dussert, le Préfet maritime, 15 février 2015
http://www.lekti-ecriture.com/blogs/alamblog/
Article à retrouver dans le numéro 162, avril 2015, du Matricule des Anges
Tables, autels, coffres et autres femmes nues
Jacques Géraud appartient à cette catégorie d'auteurs qui a compris que le siècle XXI, et depuis quelques décennies (sic), n'est pas celui du gros roman qui fâche. Avec les fragmenteurs, les collagistes et les aphoristiciens, il tente d'autres voies, et en particulier celles, multiples, du détournement, en dérapage contrôlé, et, dans une saine irrévérence, du plasticage des statues. Semblables aux fruits de son blog Géronimots, ses écrits corroborent l'idée que le billet de blog produit des livres fameux. Pour peu qu'on investisse dans les coffres, les tables à repasser ou les voitures et que l'on dispose de quelques femmes nues.
Dans son "photoroman", et un peu à la manière du gourmand Pierre Desproges légendant sans fin une sempiternelle scène, Jacques Géraud a choisi quarante-sept images — photographies et reproductions d’œuvres — qui lui ont inspiré autant d'historiettes plaisantes.
Un certain auteur de la maison Harlequin, qui ressemble à s'y méprendre à Faulkner, s'y noie dans un bain de sang pour avoir laissé la bride sur le cou à sa perversité, Sartre y est conduit au mariage avec la Beauvoir — et accessoirement à remplir à la perfection son rôle de patron de café —, le Christ y porte sa croix pour rejoindre le spot où il pourra surfer et Kafka y occupe un poste d'essayeur de melons. Quant à la Duras... Comment pourra-t-on jamais entraver sa multiplication nocturne ? se demande Jacques Géraud... Remarquez ce que la question a de grave.
Le monde littéraire est l'une cible de prédilection de Géraud, qui se surpasse lorsqu'il est question de papier broché ou relié. L'un des textes les plus réussis du reste est celui où il peint MM. Bernard et Georges, employés de la grande maison d'édition, dans l'enthousiasme de leur tri d'auteur destinés à la "rentrée littéraire" (1) . Vous vouliez du naturel, en voilà.
Ce "Photoroman en 47 légendes" nous offre une excursion en terre de malice. Une escapade délicieuse car les finesses et dérèglements de Géraud procurent vraiment de la joie, et ses longues phrases au loufoque bien tempéré nous plongent dans un pur délassement.
Qui oserait encore nous bassiner avec un roman à thèse/à l'eau de rose/à l'américaine après ça ?
Jacques Géraud Photoroman en 47 légendes. — Seyssel, Champ Vallon, 160 pages, 16 €
(1) A tous les apprentis-auteurs : oui, en effet, c'est bien comme ça que cela se passe.